Un vaste héritage historique et culturel occulté

Les coureurs de bois différaient les uns des autres, mais tous faisaient partie d’un grand processus historique dont la portée fut des plus vastes dans l’espace et dans le temps. Sur près de trois siècles, en canot d’écorce, ils avancèrent au-delà de la vallée du Saint-Laurent pour embrasser un continent entier.
Le Nouveau Monde leur avait offert de vastes contrées vierges et l’espoir d’une vie plus libre et authentique. Dans cette aventure américaine, ces hommes se jetèrent jetés à corps perdu, emportés par l’ivresse des grands espaces et la fascination pour les sociétés autochtones.
Cependant, les coureurs de bois n’échappèrent pas au poids de l’histoire alors que le rouleau compresseur de l’empire britannique finira par écraser ce rêve de liberté. Au mitan du 18e siècle, ils se retrouveront plongés — avec les Autochtones et tous les autres habitants canadiens — dans le drame du conflit franco-anglais.
D’icônes historiques à épouvantails culturels
Par la proximité qu’ils avaient avec les Autochtones, les coureurs de bois remettaient inévitablement en question leur propre civilisation au moment de son triomphe sur les Premiers Peuples. Sous le régime britannique, les autorités s’empresseront alors d’éliminer toute influence autochtone afin de la faire disparaître de la conscience collective.
Aux 19e et 20e siècles, en quête d’identité nationale, les tenants de la suprématie occidentale — tant Américains, Anglo-Canadiens que Canadiens français du Québec — ne voulaient certainement pas dans leur panthéon de héros subversifs attachés à un mode de vie de et des valeurs de sociétés jugées "primitives".
Conséquemment, ils se gardèrent bien de faire resurgir l’archétype du coureur de bois. Plutôt, ils constituèrent dans l’imaginaire collectif des stéréotypes négatifs qui agirent comme de véritables épouvantails culturels afin de perpétuer la domination de la "modernité".
Au Québec, les historiens — désireux de se revendiquer de racines exclusivement françaises — effacèrent tout ce qui pouvait rappeler l’ambiguïté du voyageur canadien et le transformèrent en pionnier d’une colonisation civilisatrice et catholique.
Enfin, la Révolution tranquille des années 1960 opéra une seconde rupture. Désormais, les Canadiens français du Québec se définissaient par le territoire de leur "province" et non plus comme membres et noyau central de la vaste diaspora de l’Amérique francophone. Dans la mémoire collective, on délaissa alors les espaces et les personnages intermédiaires qui rattachaient étroitement les Autochtones à l’histoire nationale. On valorisa désormais l’habitant cultivateur davantage que le coureur de bois, ce vulgaire trafiquant de fourrures.
Une mémoire vitale à déterrer
Quoiqu’on en dise, les coureurs de bois sont des figures légendaires du passé nord-américain et ils constituent des exemples inspirants de la mixité et du métissage des peuples.
Les petits comptoirs qu’ils établirent se transformèrent en villes et, plus tard, en grandes cités. Pourtant, nous en savons encore bien peu sur ces personnages plus grands que nature et beaucoup de travail de recherche reste encore à accomplir pour mieux comprendre qui ils étaient, la véritable place qu’ils occupent dans l’histoire de ce continent ainsi que l’influence de leur mode de vie exercée sur la société canadienne.
Un intérêt populaire nouveau pourra-t-il faire mentir l’écrivain américain du 19e siècle Washington Irving qui prédit : "la race des voyageurs canadiens tombera dans l’oubli ou ne sera plus rappelée à la mémoire, comme celle des Autochtones, leurs associés, que pour prêter des couleurs locales, des images poétiques à l’histoire des temps passés" ?
Avant que cette trame de notre mémoire continentale ne sombre dans l’oubli, sa redécouverte nous offrirait certainement une occasion salutaire de recul et de réflexion sur les maux profonds qui affligent aujourd’hui notre propre société.
Crédit d’illustration : Frances Ann Hopkins