Tout un continent à leur portée

Aux 17e et 18e siècles, les colons anglo-américains occupant le littoral de l’Atlantique ne s’aventuraient que rarement au-delà de leurs champs clôturés, pas plus que les paysans d’Europe qui se déplaçaient généralement bien peu au-delà des confins de leur paroisse d’origine. En revanche, les Canadiens de la vallée laurentienne n’avaient rien de paroissial.
Grandissant au cœur d’un véritable carrefour interculturel canado-autochtone — théâtre d’un vent-et-vient constant entre le fleuve Saint-Laurent et les Grands Lacs — ils recevaient une éducation qui les amenait à admirer les coureurs de bois et à vouloir le devenir eux-mêmes un jour.
Pour l’historien Jacques Mathieu, à la fin du 17e siècle, un homme sur deux aura tenté au moins une fois l’expérience du voyage vers l’Ouest.
Isolés pendant des mois, voire des saisons entières, dans des petits postes ou cohabitant avec des membres des Premières Nations, ces aventuriers de la forêt boréale s’engageaient dans des espaces envoûtants, souvent dangereux, composés de forêts profondes, de lacs et de rivières sans fin, de torrents puissants, de chutes d’eau vertigineuses, de majestueux massifs montagneux, de plaines à perte de vue jusqu’aux contrées les plus nordiques aux hivers implacables.
Pour s’aventurer dans les profondeurs de l’arrière-pays, il fallait avoir appris les voies de l’Autochtone, ses habiletés techniques, son savoir et sa sensibilité de la faune et de la flore, de même que sa capacité à s’orienter et à se déplacer dans de vastes espaces.
Des Canadiens, un officier français observa en 1757 : "Ils endurent la faim et la soif patiemment, plusieurs d’entre eux ayant été entraînés depuis l’enfance à imiter les Autochtones, qu’ils tiennent, avec raison, en haute estime. Ils aspirent à gagner leur respect et à leur plaire."
Dans le cours de leur voyage, la réussite de ces hommes requérait non seulement de savoir composer avec les éléments de la nature, mais elle dépendait aussi de leur capacité à faire leur place dans un réseau complexe de relations diplomatiques et économiques entre Premières Nations dont l’envergure était d’ordre continental. Toutes avaient leurs langues, leurs coutumes, leurs mœurs et leurs particularités.
Devant ces défis d’immensité et de diversité, une élite canadienne — polyglotte et initiée aux cultures autochtones — s’imposera comme des intermédiaires culturels indispensables dont la somme des liens qu’il sauront tisser avec les Premiers Peuples permettra de constituer et de maintenir en place la Grande Alliance franco-autochtone.
𝗛𝗼𝗿𝗶𝘇𝗼𝗻 𝗰𝗼𝗻𝘁𝗶𝗻𝗲𝗻𝘁𝗮𝗹
Véritable colonne vertébrale de la présence française en Amérique du Nord, c’est cette alliance historique qui permit à la Nouvelle-France d’exister et de couvrir un territoire de la taille d’un continent — de l’Acadie à l’Est, atteignant les abords de la baie d’Hudson au nord, se prolongeant vers les grandes plaines à l’ouest et s’étirant au sud jusqu’en Louisiane et le golfe du Mexique.
Sur ces routes, il n’y avait pas d’obstacles majeurs et la nourriture pouvait être obtenue assez facilement. Le poisson et le gibier abondaient et, la plupart du temps, les tribus qui faisaient pousser le maïs étaient désireuses d’échanger des fourrures et des denrées pour des produits européens.
Partout où le canot pouvait aller, les coureurs de bois se rendaient. À l’apogée de la Nouvelle-France au 18e siècle, bon nombre de Canadiens de toutes les régions de la colonie étaient habitués à voyager sur d’immenses distances à partir de leur propre domaine de la vallée du Saint-Laurent et à vivre parmi des peuples dont les cultures leur étaient souvent étrangères.
Ces hommes — fiers, braves et aventureux — étaient capables de s’accommoder de n’importe quelles conditions n’importe où. Contrairement à leurs homologues des colonies anglaises qui n’avaient toujours pas réussi à traverser le massif des Appalaches, tout le continent nord-américain était leur monde.
Crédit d’illustration : Wikipédia, territoire revendiqué par la Nouvelle-France au 18e siècle